Photo argentique, 3 ans après
Tu gagnais des poissons rouges à la kermesse de ton école, toi ? J'espère que ça ne se fait plus. Les pauvres avaient une espérance de vie limitée comme leur mémoire, malgré tous les soins prodigués (avec mon frère, on les nourrissait en double sans s'en rendre compte).
Ils s’appelaient Hector, Ernest, Sidonie. On les regardait nager dans des eaux semi-troubles à bulles. Au bout de trois-quatre semaines, ils se mettaient à flotter à la surface. On les enterrait dans notre jardin. Je me souviens encore où.
Un jour, une copine partant en vacances m’a chargée de fish-sitting. Mon visage grave a dû adouber sa confiance — erreur. J’ai douté et redouté nos adieux, du seuil de ma porte. Bonnes vacances ! Retrouvera-t-elle son poisson vivant ? Je rentrais à 20 heures du soir. John tournait en rond dans ma chambre. Je lui parlais. Je changeais son eau en vérifiant la température cinq fois. Je le transvasais avec douceur, douleur. C’est fou comme ça se salit vite un aquarium.
J’ai rompu le cercle fatal de la team des poissons. Il a survécu à 15 jours avec moi. Mais cette même crainte de carnage est revenue quand j’ai repris la photo argentique. Des années 90 aux années 2000, mes photos en argentique étaient très loupées. C’était dangereux de me lancer dans ce vortex-là.
Le retour de la photo argentique
J’ai recommencé l’argentique avec le stress sans délicatesse d’une néophyte qui vérifie quatre fois la notice. Je ne sais pas comment ça marche, comment vais-je pouvoir gérer ? Doutes, pression, gestes mal assurés, je repartais en terrain trouble.
Dans un monde Ikea où on ne lit plus les modes d’emploi, où tout se swifte du bout des doigts grâce à Steve Jobs, ça fait bizarre de tomber sur des appareils qu’on est incapable d’utiliser.
Je me souvenais à peine comment on insérait une pellicule de 35mm dans un appareil. J’ai regardé beaucoup de tutoriels. J’ai découvert des types d’appareils ou de pellicules que je ne connaissais pas : 120, 126, waouh des pellicules expérimentales 😳
C’était une deuxième chance de faire mes premiers pas.
Qu’est-ce que je retiens ?
Premier constat : en m’ouvrant au monde de l’argentique, j’ai découvert que je ne savais pas grand chose de la photo. Je photographiais avec mon Reflex numérique en mode manuel, je développais sur mon écran. Je m’arrêtais là. Au pixel.
J’ai commencé à regarder dans la boîte. Ce n’est pas qu’une analogie : quand on insère sa pellicule, on ouvre son appareil. On l’inspecte, on le regarde de l’intérieur, on essaye de le comprendre. On devient plus intime.
Ca m’a rendue plus curieuse qu’avant. Je suis entrée dans un monde nouveau, l’envers du décor. Je le trouve tout aussi fascinant que le fait de déclencher.
Je n’ai jamais eu cette curiosité avec le numérique. Aller voir dans le boîtier était hors de limite et proscrit. L’argentique a introduit cette possibilité. Est-ce un concours de circonstances ? Est-ce que le fait d’appréhender des choses palpables m’a ancrée dans une réalité plus large ?
La photographie est devenu un intérêt plus global. L’argentique a créé ce déclic : je m’intéresse à la photographie en tant qu’art, histoire, technologie — pas juste en tant que pratique. Effet secondaire surprenant : je déclenche moins qu’avant. Je vais au-delà de ma pratique personnelle. Je me décentre et je construis une culture générale, une compréhension, des réflexions.
C’est étrange, non ?
En 3 ans de retour à l’argentique :
- J’ai approfondi ma pratique.
- J’ai appris sur l’histoire de la photographie.
- J’ai remis en vie des appareils différents.
- J’ai testé plusieurs types de pellicules couleur (et un peu noir et blanc).
- J’ai adopté une pratique photo slow tempo.
L’expérience de l’argentique
La matérialité de l’argentique est différente de celle du numérique. Avec le numérique, la pellicule, les bains, les films développés, la chambre noire ont disparu, les images sont dématérialisées.
Cela change notre relation au support. Notre expérience sensorielle est plus forte en photo argentique. Nos sens sont sollicités : le toucher, l’odorat, l’ouïe, en plus de la vue. Le numérique est plus silencieux, inodore, impalpable.
Je déclenche, j’entends la pellicule qui se déroule – sous mon action. Il se produit quelque chose. Et j’en suis le pilote. Je suis à la manoeuvre, je touche à la mécanique.
Je me sens engagée dans un processus de création. Cette matérialité, cette sensorialité me rendent plus sensible. Je développe un lien, une émotion, une histoire avec ma photo. J’interagis avec elle. Nous sommes liées.
La pratique photographique
Les choix créatifs
La photographie est déterministe, conditionnée par une chaîne de choix créatifs :
- avant la prise de vue (boîtier, objectif, filtre…),
- au moment de la prise de vue (choix du sujet, cadrage, composition…),
- après (développement, utilisation de la photo…).
En argentique, on pioche une pellicule et un appareil avec leurs particularités. Dès lors qu’on a fait ces premiers choix (cet appareil, cette pellicule), on entame un projet dont on réduit les possibilités. On doit aller jusqu’au bout.
Au moment de la prise de vue, il n’y a pas de rétroaction, de « retour sur son », ni d’auto-correction possible. On ne peut pas contrôler le résultat, ni le changer. L’instant décisif est décisif. La photo est prise, c’est fait. La surprise viendra plus tard.
Autre choix créatif : le développement. Traitement normal, croisé ? Par moi-même, en labo ? Parfois, la pellicule a été altérée : plus ou moins volontairement (péremption, soupe de pellicule, fuites de lumière, coup de chaleur). Le résultat sera irréversible, irrémédiable. Unique.
En photo numérique, on peut rebrousser chemin à de nombreuses reprises. On peut changer l’exposition de la photo juste avant de la prendre. On peut choisir de faire du noir et blanc après avoir pris notre photo. Les choix sont plus forts en aval, quand on processe les fichiers RAW sur notre ordinateur, grâce à un logiciel de développement.
En argentique, on est coincé avec ses choix. Ils engagent plus. Il faut les assumer, travailler avec, utiliser ces contraintes, déployer sa créativité. On ne peut pas revenir en arrière.
Je trouve ça plus intéressant. Est-ce idiot ? J’ai besoin d’une résultante, d’un choix qui prend tout son sens. Il y a une découverte, une révélation, une surprise. Plus qu’une modification, une correction, une altération, un changement de tracé.
Les expérimentations
J’aime bien travailler en termes de projet, en fonction de la saison et de mes sujets. Je vais à une fête, je fais des portraits, je choisis une pellicule couleur seyante ou fais l’instantané. C’est l’hiver, les arbres sont nus, l’environnement dépouillé, graphique — pourquoi ne pas travailler en noir et blanc pour souligner les lignes ?
L’argentique me fait procéder autrement. Je vais sur des terrains que je n’avais pas explorés. Je vais plus loin dans l’expérimentation. Je teste des choses différentes.
Les possibilités données par les différents types de pellicules, les différents formats, les différentes espèces d’appareils ouvrent autant de chemins. Quand on commence avec une pellicule, il faut aller jusqu’à destination. On commence un voyage expérimental, avec son lot d’inattendus.
L’esthétique
Quand je shoote en numérique, je suis fâchée avec le vert. C’est une de mes couleurs préférées, pourtant. Au post-traitement, je tique toujours. Trop fluo, trop jaune, trop… J’essaie de modifier tant bien que mal.
L’argentique a clos les tergiversations. J’accueille la pellicule que j’ai choisie. J’accepte le rendu tel qu’il est. Je ne le modifie plus. Je le prends comme il vient. Mon rapport à l’erreur, au raté, au flou, au mouvement, au sujet qui a fermé les yeux, a changé.
J’accepte l’imperfection. J’y vois même du joli.
L’esthétique argentique est segmentante : on aime, on aime pas. C’est une question de sensibilité. La photo argentique a un côté tasse fêlée, armoire qui grince, pas glaudiquant.
Pourquoi, nous, les amoureux de l’argentique, nous accrochons à cette irrégularité ? Est-ce par surexposition aux photos photoshoppées des magazines ? Par lassitude de l’aspect trop lisse, parfait, parfois quasi-artificiel de la photo numérique ? Est-ce pour dire oui à l’erreur ?
L’argentique reflète le sel de la vie. L’imparfait, l’imprévu, l’incontrôlé, l’incontrôlable. Le cliché a une saveur. C’est un souvenir capturé, mais déjà altéré. Un souvenir, quoi.
La dimension émotion
Un lien particulier se tisse, au temps, à l’espace, aux humains. Le médium argentique est à la fois interface et véhicule, entre nous et les autres. Un face-à-face entre humains, un vecteur du sensible.
Le passé revient dans le présent. Le présent détermine le futur. La pellicule a une sensibilité à la lumière, au temps — nous aussi. On joue avec eux, et pas seulement en réglant la vitesse de l’obturateur.
On s’approprie un appareil qui a une histoire, avec lequel d’autres humains ont capturé le temps. Peut-être nos parents, nos grand-parents, nos arrière-grand-parents…
L’impact
J’interroge régulièrement l’aspect matériel de la photo. La photographie explose. Nous sommes tous photographes. Nous nous pressons à tout capturer. Quel en est l’impact ?
Fais-je trop de photo ? Est-ce utile ? Ma pratique en vaut-elle la peine ? Parfois, je me dis que je devrais mieux me remettre à la flûte à bec. Mon impact serait plus doux (sauf pour les oreilles).
Toute activité humaine a un impact. On respire, on impacte. On crée, on impacte. On déclenche, on impacte. En argentique, je pollue plus qu’en numérique. C’est l’impression que j’en ai.
Le problème n’est pas si simple.
Les usages et les cycles de vie sont différents. En photo numérique, je vais faire plein de shots et je choisis le meilleur après ; en argentique, je ne me donne à 99% des cas une seule chance, je prends la photo une fois. En numérique, je passe beaucoup plus de temps sur mon ordinateur, quand en argentique, je pourrais imaginer me passer totalement d’ordinateur.
En numérique, la dématérialisation des photos tend à me faire oublier leur impact. Avec l’argentique, je ressens un plaisir coupable. La photo me confronte à une matérialité. L’odeur me rappelle la chimie. Le toucher me rappelle l’objet.
Cette matérialité me donne un cadre. Et je me pose des limites :
- créer avec plus d’intention : prendre plus mon temps, prendre moins de photo, créer moins et mieux
- utiliser de vieux appareils qui auraient fini à la casse, en prendre soin, les faire durer — le plus vieux que j’ai récupéré frôle les 100 ans !
- scanner mes négatifs en basse définition, pour que mes fichiers photos sont moins lourds que mes fichiers RAW obtenus en photo numérique
- profiter de la photo argentique dans un ensemble plus large, au-delà de ma pratique à moi, en appréciant le travail des autres ou consultant à la bibliothèque des livres qui m’enrichissent
En tant qu’utilisatrice lambda, mes photos n’ont pas de valeur artistique. Elles ne changeront pas le monde. Mais je reconnais l’apport des photographes argentiques. J’apprécie leur art. Ils m’apportent un regard, ont sur moi un impact humain positif, quant à lui difficilement mesurable.
Le budget
Est-ce cher de faire de la photo argentique ? Oui, c’est nettement plus cher que de faire de la photo numérique. Le budget pellicules et développement peut vite monter.
J’ai eu une frénésie consommatrice au début. Je l’ai calmée. Je ménage mes ressources, je prends mon temps.
Ca renforce le cadre que je me fixe.
Mode ? Mouvement ? Mouais
Dans les critiques contre l’argentique, j’ai entendu : rrrra c’est juste à la mode. C’est sûr que si je prends une photo devant une vitrine trendy de Bordeaux avec un Diana, je risque de renforcer le cliché du hipster, éperdu de vintage et d’authenticité.
Et je dois l’avouer : au début, je suis en partie revenue à l’argentique parce que j’ai été enthousiasmée par ce type d’appareils-gadgets ou par des pellicules expérimentales bien marketées.
Suis-je un nouveau marché, une tendance ou un mouvement social ? La réponse est sans doute à la croisée de tout ça.
Je suis sensible, passionnée, je revendique quelque chose, je cherche des réponses, je questionne le monde qui m’entoure. Mon individualité est influencée, elle s’inscrit dans un mouvement collectif.
Mes échanges avec d’autres amateurs de l’argentique valident tous que nous avons une chose en commun : une volonté de pratiquer une photographie qui nous permet de développer une certaine approche, une certaine philosophie.
L’argentique illustre quelque chose de profond, à mon sens.
Ce n’est pas une marche en arrière, ni une marche en avant ; c’est une marche à contre-courant. C’est une interrogation du numérique, sans le renier. C’est une incurbation du progrès dont on a une perception linéaire faussée. C’est l’art qui questionne la technologie.
Que tu lises ces mots parce que tu es déjà conquis par l’argentique ou que tu songes à t’y (re)mettre, je t’invite à créer avec plaisir, intention, conscience de ton empreinte, et partager le plus d’émotion possible autour de ce médium.
Tu pourras relire mon premier billet parlant de mon retour à l’argentique, pour mesurer mon enthousiasme de l’époque 😅 Je l’avais publié sur ce blog en juin 2016.
Je voulais challenger ma pratique photo. Mon aventure se poursuit. J’ai mis trois ans avant de partager un retour sur expérience, histoire de prendre du recul sur le sujet. Je le complèterai par la suite.
La section des commentaires t’appartient si tu veux poser une question ou faire part de ton expérience ici.
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🎥 Parenthèse-vidéo
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Ressources utiles
📚 Livres :
- Review Argentique, La Fille Renne
- Histoire de la Photographie, sous la dir. de Jean-Claude Lemagny et André Rouillé
- Les secrets de la photo argentique, Gildas Lepetit-Castel
🔗 Sites Web :
📺 YouTube :
- EMGK Photographie
- Traitement Croisé
- Thomas App
- Clic Argentique
- La photo argentique
- La liste complète de mes vidéos sur l’argentique