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  • 13 Avr 2018
    par Magali

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L’instant décisif, c’est quoi ?

Vendredi 13. Je ne suis pas superstitieuse. Mais si je croise un chat noir, je ferai gaffe aux échelles.

Faut-il avoir de la chance en photo ? C’est une question que je me pose parfois. En photo l’instant décisif est un concept capital. Capital, mais trompeur. Il laisse croire au hasard. A une sorte d’instant magique où toutes les planètes s’aligneraient. Le fameux instant où tout se passe. L’étincelle, le bon mouv’ du héros dans l’histoire, le déclic qui déclenche l’heureux dénouement.

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Images à la Sauvette d'Henri Cartier-Bresson, paru en 1952, image de couverture de Matisse
La couverture d’Images à la Sauvette, le livre-photo d’Henri Cartier-Bresson paru en 1952, est d’Henri Matisse.

L’idée d’instant décisif est née grâce à Henri Cartier-Bresson. Non intentionnellement. En 1952, il publie Images à la Sauvette. Pour la version américaine de son ouvrage, ses éditeurs cherchent un titre plus accrocheur. Ils proposent The Decisive Moment. Cette citation figure en intro :

”Il n’y a rien dans ce monde qui n’ait un moment décisif” Cardinal de Retz

Sortie de son contexte, cette phrase ne veut pas dire grand chose, mais tant pis. Elle épingle pour la postérité ce concept décisif.

Martin Munkácsi, photo de Trois jeunes au lac Tanganyika
Dynamisme et fugacité. La photo de Martin Munkácsi, qui aurait inspiré Henri Cartier-Bresson de manière déterminante, aurait été prise sur le lac Tanganyika vers 1930.

Au début de sa carrière, Henri Cartier-Bresson avait été fortement inspiré par le hongrois Martin Munkácsi. Et notamment une photo de trois jeunes fonçant vers la mer, formant une figure triangulaire parfaite mais fugitive. Un cliché saisi au vol, fluide, dynamique, au cadrage et à la composition très graphiques.

Cette photo illustre bien la façon dont Henri Cartier-Bresson approchait la photo (et résume bien ce qu’il détaille dans la préface d’Images à la sauvette). L’instant décisif est plus qu’un instant. Il n’y a pas que le timing qui compte, mais l’expression de l’espace, la forme, le cadrage, la composition. La coordination espace/temps/émotion était la clef de voûte de son art.

La technique

Il n’y a pas de magie* en photo. La photo est magique. Dans sa capacité à capturer un cliché et à nous captiver. L’appareil photo est une boîte magique, qui génère fascination et féérie. Mais la photographie est technique. Elle demande d’apprendre un savoir-faire. Le génie créatif et l’intuition ne montent en neige que grâce à une pratique battue et rebattue.

* La magie en créativité, tu y crois ? ✨
J’aborde cette question en vidéo sur YouTube suite à la lecture de “Big Magic” (Comme par magie) d’Elizabeth Gilbert. Abonne-toi si tu adhères à l’esprit de la chaîne !

La connaissance, l’expérience, la préparation sont essentielles. Ces choses que l’on construit et que l’on ne gagne pas à la loterie. Ce travail de titan qui n’a rien à voir avec les trèfles à quatre feuilles. Mieux vaut porter son appareil au cou qu’une patte de lapin ou autre gri-gri. Pratiquer qu’espérer.

Quel instant est vraiment décisif ? C’est dur à dire. Est-ce le choix de l’appareil, de l’objectif, de la pellicule, du lieu où l’on va, du sujet ? Est-ce le temps T où il déclenche ? La photographie est une succession de décisions. Sans cette chaîne de choix, le cliché final ne verrait pas le jour. Il y a une part de préparation, de prédiction et de préméditation.

Martin Munkácsi Photo de Plongée
Martin Munkácsi a pratiqué la photographie sportive. Son innovation à l’époque a été de travailler la composition de ses clichés.

Prise sur le vif ou anticipée, une photo est de facto fabriquée. Le photographe crée une histoire, cadre, choisit un focus. La photographie est une mise en scène. Le photographe décide de l’instant décisif. C’est lui qui le détermine, le dirige. Decidere en latin, c’est “trancher”. On coupe des fils pour n’en suivre qu’un.

L’instant décisif est parfois anticipé ou préparé. Robert Doisneau n’a pas volé le Baiser de l’Hôtel de Ville : les protagonistes étaient des figurants. Les photoreporters comme Robert Capa ou Henri Cartier-Bresson étaient bel et bien motivés par la quête d’un instant de vérité. En regardant certaines de leurs photos, on se demande si le coup était prémédité. La composition et le cadre sont idéaux. Ont-ils guetté l’instant ou l’ont-ils saisi au vol ?

Instant décisif d'Henri Cartier-Bresson - Photographie
Ce monsieur a sans doute été attendu comme le Messie (photo d’Henri Cartier-Bresson).

La “chance”

La vie est faite d’instants décisifs. De séries de choix à des moments donnés qui déterminent notre parcours. Quand on voit la vie comme ça, c’est super flippant. Mieux vaut se dire que tout est écrit d’avance. Ca dédramatise, finalement. On ne cherche plus la petite bête, le domino qui a fait tout basculer.

Ce jour-là, si je n’avais pas snoozé jusqu’à 8h12, choisi de mettre mes bottes noires à 8h43, fait un stop pour acheter une viennoise aux pépites de chocolat à 9h23, fait ma pause déj chez le traiteur chinois à 12h47, répondu à un appel-client à 19h03 et débauché à 19h43 en me pressant pour un dîner, le vieux monsieur dans sa voiture noire ne m’aurait pas roulé dessus à 19h47 et 18 secondes. Je n’aurai pas fini ma journée à ce moment précis, je n’aurai pas vu le bonhomme vert à 19h47 et 12 secondes, je n’aurai pas traversé le passage clouté à 19h47 et 13 secondes. Peut-être que le vieux monsieur dans sa voiture noire lui aussi avait trop snoozé ce jour-là, mis une paire de chaussures décisive et répondu à un appel urgent.

La photo, c’est ça. Tout ce qui nous a conduit à prendre cette photo à cet instant T. Vivre ce moment précis et pas un autre. Le figer pour tenter de garder une fraction de seconde perdue à jamais. Quel instant est vraiment décisif ? On ne peut pas savoir puisque cet instant n’existe déjà plus. On ne peut pas rembobiner pour tout jouer au ralenti. Photographier, c’est embrasser un monde en marche et en mouvement. L’instant décisif est furtif. Ce n’est peut-être qu’un cadrage du hasard.

Henri Cartier-Bresson Photographie
Les lignes d’arbres du Jardin des Tuileries, et puis, la magie du passant qui passe (photo d’Henri Cartier-Bresson).

Y a-t-il une part de hasard, d’accident, d’acte manqué ? Parfois il se produit quelque chose d’inattendu, d’inopiné. On est littéralement au bon endroit au bon moment. Quelqu’un, quelque chose qui passe. On le prend au vol. Une mouette, un taxi, une vague au plus haut, un saut pris en plein vol, un éclat de rire, deux regards qui se croisent, un sucre qui plonge dans un café, quelqu’un qui tombe (un vendredi 13). Il est d’autant plus précieux qu’il est unique, contextualisé, éphémère, rare, hors norme.

Saisir l’instant décisif demande un savant dosage, qui trouve son équilibre avec l’expérience et la pratique. Il faut être prêt, réceptif. Mais il ne suffit pas d’être réactif, se faufiler comme un Sioux, courir, dégainer, shooter plus vite que son ombre. Il faut aussi être proactif, savoir attendre, anticiper, créer les conditions, être sur le terrain à la bonne heure.


Moi j’aime bien vivre un instant décisif. Souvent c’est un truc que je n’attendais pas, ou que j’avais attendu sans le savoir. Hop, je déclenche ! Comme ce jour où je prenais une banale photo de l’arbre dans mon jardin, un avion est passé à ce moment-là, je n’ai pas attendu, j’ai déclenché, j’étais en joie. Le win ultime, c’est quand la photo est réussie. Parfois, c’est un epic fail. Decidere, en latin, ça vaut aussi dire “essuyer un échec”.

 

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nota bene : je ne me compare pas à un photographe professionnel, hein 😉 je partage mon expérience de Magouille – coucou ! 👋


Le sujet

L’instant décisif repose sur une dynamique. Dans 90%, il repose sur l’intervention d’un autre être vivant. Un humain, un engin conduit par un autre humain, un animal. L’instant décisif s’applique beaucoup mieux à l’humain qu’à la nature. En photo de paysage, les possibilités sont plus resserrées : le soleil, un nuage qui passe, des feuilles qui tombent…

Est-ce un instant volé ? C’est l’impression que peut donner la photographie de rue. Les street photographs puristes ne demandent pas l’autorisation de leur sujet. Pour ne pas dénaturer une expression, un mouvement naturel. En expérimentant la photo de rue, j’ai parfois découvert au développement des regards interloqués. J’outrepassais une intimité. J’ai arrêté. Je ne prends plus que les gens de dos, ou ceux qui entrent délibérément dans le cadre.

Instant décisif - Photo d'Henri Cartier-Bresson
Photo d’un enfant prise dans la rue par Henri Cartier-Bresson. Est-ce qu’il joue ? va s’évanouir ? On retrouve le même mouvement aérien, saisi au vol, que dans la photo des 3 jeunes de Martin Munkácsi.

Prendre une photo à l’insu de l’autre donne une posture dure à gérer et assumer. J’aime bien cette histoire de la photographe new yorkaise Sarah Moon (à écouter ci-dessus). Elle illustre les limites de la street photography “naturelle et spontanée”. Il ne peut pas y avoir d’instant décisif sans sujet coopératif.

L’instant décisif est un équilibre qui bascule, une rupture. Tant pour le photographe, que pour le sujet. Parfois il ne se produit jamais. Le sujet est là, la lumière, le cadre aussi. Mais l’instant n’a jamais lieu. Ou il est raté. On l’a “vu”, mais on ne l’a pas “pris”. C’est vrai que là, sans doute, c’est parce qu’on n’a pas eu de chance.




Mes vidéos sur la photographie sur YouTube :
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2 réactions
  1. Hey.

    Je ne connaissais pas le travail de Martin Munkácsi.
    Merci pour ce billet très intéressant et très étoffé.

    Bonne journée

    Moulaythami
  2. J’ai beaucoup aimé votre billet mais surtout votre sensibilité qui transparaît ici à travers vos propos 🙂

    Mika